Le matin, lorsque les vendangeurs se réunissent, iI fait encore nuit. Dans le sud de la France, sur le massif des Corbières, ils sont appelés : la Colle, nom catalan prononcé « Coye », qui signifie l’équipe. Des hommes et des femmes agissant ensemble avec un objectif commun: la récolte du raisin, fruit d’une année de travail.
Dès que la lumière du soleil le permet, chaque personne se place devant sa rangée: la llaque, qu’il mène jusqu’au bout. Chacun a la sienne, le premier se positionne puis les autres font de même. Cette organisation est maintenue toute la saison. Les cueilleurs commencent à récolter en même temps.
L’ouvrier met sa main en-dessous de la grappe et sectionne le pédicelle. II place le fruit dans le seau toujours à proximité de ses mouvements et de son corps. Les porteurs passent à un rythme régulier et cadencé pour que les vendangeurs vident leurs seaux dans la hotte, qui une fois remplie pèse entre soixante et soixante-dix kilogrammes. IIs effectuent des allers-retours du cœur de la vigne jusqu’au camion pour déverser le raisin dans la benne.
Les dos se courbent, les coups de sécateur sont réguliers et les jambes des porteurs cumulent des mouvements par millier; le volume de raisin cueilli s’accroît et un amas de grains se forme.
Le soleil apparait, la chaleur tape sur les têtes et les visages. Les températures augmentent de saisons en saisons. Mais les travailleurs sont toujours là, par choix, ou / et par nécessité. Aussi, par plaisir, une sensation agréable que nous ressentons lorsque nous sommes satisfaits et que nous menons une action qui vient répondre à nos besoins.
La Colle hétéroclite est composée d’individus issus de différents milieux et toutes les générations y sont représentées. Cette diversité participe à la richesse du groupe. Des personnalités se découvrent dans un espace-temps défini. Rencontres étonnantes, improbables, déroutantes.
Le premier lien se crée par la tâche qu’ils doivent assurer efficacement. Les cueilleurs avancent à l’unisson; si une personne est en retard de quelques souches, elle est aidée par son co-équipier de la rangée d’à côté.
Le début de la matinée est calme, les femmes, les hommes et la nature se réveillent ensemble. Le silence englobe le bruit des coups de sécateurs et celui du raisin versé dans les contenants. Ensemble, ils progressent en silence sur les terres labourées, les cailloux et la végétation séchée par le soleil d’été.
Puis un mot, un comportement, une phrase enclenchent des réactions et des interactions entre les travailleurs. Un temps d’échange verbal aux sujets variés manifeste la vie au sein de la vigne. Des éclats de rires, des débats politiques, des plaisanteries, des plaintes, des mots. C’est le signal d’une envie de partage. Une dynamique entre les professionnels émerge et participe à la formation et à la motivation de l’équipe.
Les échanges soulagent la répétition des gestes et des corps, subissants parfois des douleurs et de la fatigue. Alors, une énergie s’opère, les blagues et les réactions sont fortes, sans modérations dans la tonalité des voix. Même si vous voulez être ailleurs, vous ne pouvez pas. Vous êtes contaminés et pris volontiers dans ce jeu d’acteurs qui aurait inspiré sans nul doute Marcel Pagnol. Des personnalités attachantes avec leurs qualités et leurs défauts tissent des liens. L’individu est accepté dans un groupe tel qu’il est, sans jouer, à la seule condition, qu’il soit authentique.
Parfois la fatigue et l’agacement se font sentir. Les râlements ne restent pas silencieux. Les reproches sont verbalisés avec humour ou pas, mais ils sont dits. La réplique arrive immédiatement, un bref échange parfois virulent et c’est terminé. Ici, il n’y a pas de censure, que des sujets à débattre. Nous sommes loin des institutions où la parole doit être réfléchie, anticipée et pensée avant que les mots ne sortent de la bouche.
La spontanéité est un autre adjectif descriptif d’une Colle. Aussi, la créativité, avec des sifflements, des chants émergeant des souches, des phrases dont la formulation et la composition s’inscrivent dans l’histoire et seront narrées lors des prochaines saisons.
Des sécateurs, des seaux, des mains, des bras, des jambes; le corps entier est mobilisé lors des vendanges. Certaines personnes trouvent la tâche «horrible». Combien d’entre vous avez entendu cette phrase comme menace lorsque vous étiez enfant: « Si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras à la vigne ».
Une clarification doit être apportée. Aussi invraisemblable, incompréhensible que cela puisse être pour certains, les agriculteurs et les ouvriers agricoles peuvent éprouver du plaisir, un bien être pendant et après une tâche nécessitant de la force et de l’endurance. Le corps et la main sont leurs principaux outils de travail, le tout coordonné par des compétences cognitives. L’effort physique peut être un moyen de rencontre avec soi, une méditation et vous invite parfois à vouloir dépasser votre zone de confort.
Penser tout en travaillant et trouver des idées émergentes, rêver silencieusement. Ne pas penser et se concentrer sur les gestes, sentir les gouttes de sueur, le vent qui vient rafraîchir la nuque, les mains imbibées par le sucre du raisin; se sentir vivant; être présent. Se retourner sur le travail effectué, s’émerveiller de la nature et être satisfait de la tâche accomplie; la benne est remplie!
Un dernier point important à évoquer lors d’une journée de travail, celui de la pause, «l’Asmourzade»: petit déjeuner au milieu de la nature. Les coffres des voitures s’ouvrent et en cinq minutes tout est en place : chaises dépliées, table, verres, vin, fromage, plats cuisinés, desserts…un festin dans la bonne humeur en pleine nature.
Alors, préférez-vous ce récit ou celui du conducteur solitaire accompagné du grondement de la machine à vendanger? Comme une évidence à cultiver. Des individus, des sécateurs, des seaux; le mouvement, la vie; cette vision semble se rapprocher raisonnablement de notre nature, comme une évidence à cultiver.
Emily Estanouse Joussemet